Évolutionnisme

Auteur: Le Péripatéticien dément (---.216-130-66.que.mc.videotron.ca) Date:   05/12/2002 06:21

Les deux sources thomistes du vingtième siècle que j'ai consultées ne donnent pas d'explications satisfaisantes à la question de l'évolutionnisme avec ce qu'on peut savoir aujourd'hui.

Comment expliquer l'évolutionnisme sinon en redéfinissant les différences et les ressemblances entre l'homme et les animaux?

La raison humaine serait-elle un accident?

 Re: Évolutionnisme

Auteur: L'animateur du forum (---.rain.fr) Date:   05/12/2002 15:10

Cher péripatéticien dément,

      Votre question ne manque pas d'intérêt, mais demande à être précisée. Quelles sont les deux sources thomistes dont vous parlez ? Que disent-elles ? Qu'entendez vous par théorie de l'évolution ? A laquelle parmi les nombreuses hypothèses vous rattachez vous ? Thomisme et Evolution sont deux univers tellement vastes et parfois lourds de contradictions internes qu'il est absolument nécessaire de définir les approches auxquelles on se réfère.
Cordialement.

 Re: Évolutionnisme

Auteur: Le Péripatéticien dément (---.216-130-66.que.mc.videotron.ca) Date:   10/12/2002 05:25

Alors voilà;

Il s'agit d'une introduction à la philosophie de 1930 par l'abbé Moreux mais surtout d'une sintesi scolastica de Paolo Dezza de 1960 (en italien)

On parle surtout des théories de Lamarck et de Darwin. Les deux sources rejettent le fixisme mais on restreint l'évolution et on y exclut l'homme.

La sintesi scolastica parle d'abord d'espèces systématiques et naturelles. Les espèces sont appelées systématiques quand elles sont essentiellement les mêmes entre elles mais injustement distinguées à cause d'un ensemble de caractéristiques différentes (accidentelles donc).

Les espèces naturelles sont les groupes de vivants qui diffèrent essentiellement entre eux (à commencer par les animaux et les végétaux).

Donc, la sintesi scolastica affirme qu'il existe plusieurs espèces naturelles et qu'on ne peut pas passer d'une espèce naturelle à une autre en évoluant, mais seulement d'une espèce systématique à une autre.

Les théories évolutionnistes prétendant que l'homme descend du singe et même d'un procaryote ne sont pas acceptables selon eux. "La perfection de l'effet ne peut dépasser la perfection de la cause."

Les arguments en faveur de l'évolutionnisme sont discutés et la théorie de l'évolutionnisme anthropomorphique est évidemment contestée.

Or, la science a certainement progressé depuis des décades. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas admettre une seule espèce naturelle chez les animaux, et dès lors une lente évolution du procaryote à l'homme en passant par l'australopithèque.

Nous avons établi que nous avons en commun avec le chimpanzé 98% des gènes. Si nous sommes plus intelligents, c'est probablement en raison d'une heureuse évolution accidentelle.

Sur le plan théologique, c'est indifférent: cette théorie ne s'oppose pas à la Bible mais uniquement à une lecture particulière de la Bible.

Alors, que pouvez-vous en dire?

 Re: Évolutionnisme

Auteur: Sébastien (---.abo.wanadoo.fr) Date:   10/12/2002 17:46

La question de l'évolutionnisme peut se situer sur un triple terrain :

- philosophique
- scientifique
- théologique

Je crois qu'il est difficile de séparer, du point de vue de la raison naturelle, les deux premiers terrains et, pour le croyant, de faire abstraction de la foi.....

J'ai des idées personnelles sur la question, mais pour vous répondre, il faudrait d'abord que je sache sur quel plan vous vous situez.

Pour faire bref, voici ce que je peux dire et qui peut être objet de la base du débat. Ces affirmations, il va sans dire, pourront être contestées par certains.

1) Au point de vue de la philosophie thomiste, déjà parmi les auteurs peu suspects de "progressisme" la question est fort débattue. Certains auteurs sont très réservés sur la question de l'évolutionnisme et voient de nombreuses objections au nom de principes élémentaires de la philosophie pérenne (par exemple le Père Boyer, professeur à la Grégorienne, De deo creante, Rome, 1933, 105 et sq) ; d'autres, comme le Père Sertillanges, pensent que l'évolutionnisme est compatible avec les principes de saint Thomas. Un ouvrage plus récent essaye de faire le point sur la question : CHALMEL, Patrick, Biologie actuelle et philosophie thomiste, Paris, Pierre Téqui éditeur, 1984, 326 p. Si mes souvenirs sont exacts, M. Chalmel est un polytechnicien.

2) Au point de vue scientifique. Même s'il y a un consensus sur la question, l'évolutionnisme n'est pas sans poser de sérieuses objections. On peut se reporter à l'ouvrage de Michael Denton, biologiste australien réputé et professeur à l'Université d'Otago : Evolution, une théorie en crise, publié en 1992 par les éditions Flammarion, qui fait le tour de l'ensemble des difficultés posés par une certaine forme d'évolutionnisme. L'auteur a aussi écrit un autre ouvrage pour montrer les implications philosophiques de la théorie de l'évolution, notamment concernant la finalité, qui est en oeuvre, dans la 4eme voie de saint Thomas : " L'évolution a-t-elle un sens?" (Fayard, 1997).

3) Au point de vue de la foi. La question est complexe, car nous sommes aux frontières entre le dogme (avec la question du péché originel et du monogénisme) et de l'exégèse ( avec question du genre littéraire spécifique de la Genèse, qui n’est évidemment pas un livre historique ou scientifique)

La théologie classique tient les points suivants pour être de foi :

l'historicité du péché originel
le monogénisme

Si l'on tient ces deux points assurés, il est donc tout à fait possible, d'admettre une certaine forme d'évolutionnisme. La question a été tranchée par Pie XII : "le magistère de l'Église n'interdit pas que la doctrine de l " évolution ", dans la mesure où elle recherche l'origine du corps humain à partir d'une matière déjà existante et vivante - car la foi catholique nous ordonne de maintenir la création immédiate des âmes par Dieu " (Humani Generis) Déjà dans les années 50, les manuels de théologie ad mentem Sancti Thomae les plus classiques, comme celui de Tanquerey, enseignaient « Le transformisme absolu qui nie absolue toute intervention divine s’oppose aussi bien à la foi qu’à la raison. Le transformisme mitigé, qui admet une intervention divine, n’est évidemment pas opposé à la foi et peut être librement proposé par les scientifiques » (Tanquerey, Synposis Theologiae dogmaticae, Tome II, Paris, 1955, p. 474 pour la 1ere thèse ; p. 477 pour 2eme)

Enfin, au point de vue de l'exégèse, je pense qu'il est plus probable d'admettre, tant pour des raisons liées à la tradition qu'à la foi, que le corps de l'homme, comme celui de la femme, a fait l'objet d'une création particulière de la part de Dieu (Cf. Ceuppens, qui est très équilibré sur ces questions, Quaestiones selectae ex historia primaeva, Rome, 1953, p. 171 et sq.). Ce dernier point n’est évidemment pas un dogme de foi.

J’espère que ces quelques mises au point pourront clarifier le débat et l’orienter dans une direction plus précise.

Sébastien L.

 Re: Évolutionnisme

Auteur: L'animateur du forum (195.101.97.---) Date:   11/12/2002 14:34

Chers amis,

      Sur la question de l'évolutionnisme, il me semble que le bel unanimisme positiviste a volé largement en éclats. Aujourd'hui, plus personne ne tient à Darwin en lui-même. Ses thèses épigénétiques ont été transférées à un niveau génétique. Le darwinisme comme tel est révolu. Reste l'idée d'évolution. Le schéma classique de la progression linéaire depuis le petit singe quadrupède jusqu'à l'homme debout, en passant par des phases intermédiaires de pithécanthropes de plus en pus grands et de plus en plus droits, tel qu'on le voit dans les livres scolaires, ce schéma là est aussi fortement remis en cause. On parle plutôt aujourd'hui d'ancêtres communs au singe et à l'homme, qui auraient donné lieu à des embranchements divers.

      Les tendances créationnistes sont de plus en plus vivaces parmi les milieux scientifiques et plus seulement parmi les fondamentalistes religieux. L'école évolutionniste est elle-même en proie à des débats internes importants. Le principal semble être l'opposition entre une vision progressiste de l'évolution et une vision totalement aléatoire. Sur ces sujets, je me permets de vous renvoyer à quatre lieux sur le Grand portail :

* "Le bien dans la nature" au menu 3 "Initiation à la philosophie réaliste"

* l'article "Hasard, nécessité, finalité" au menu 9 "articles de philosophie thomiste".

* le cours sur la personne humaine, leçon 2 "La personne humaine, un être vivant", au menu 10 "E_Studium Thomas d'Aquin".

* la recension de la Revue Thomiste I-2002 "Emergence de l'homme" menu 8 "Actualité de Thomas d'Aquin" sous-menu "revues".

      Thomas d'Aquin semble hésiter entre deux positions : celle totalement fixiste de st Jérôme, et celle que nous pourrions qualifier de "pré-évolutionniste" de st Augustin et ses "raisons séminales". Une vision thomiste de l'évolution devrait respecter plusieurs principes, qui sont généralement niés par les biologistes actuellement :

1. Antériorité chronologique et ontologique de la nécessité (et donc de la finalité ou "téléonomie") sur le hasard. Ce dernier vient se greffer sur la première. Pour la plupart des savants, c'est le contraire. Un hasard primordial est à l'origine de tout (cf. Jacob, Jay-Gould, etc.)

2. Antériorité chronologique et ontologique de l'acte sur la puissance. La poule avant l’œuf ! Là encore la science tient généralement pour le contraire. L'acte de vie a brutalement et spontanément surgi d'un milieu potentiellement biotique. Cette priorité de l'acte donnerait en partie raison à des créationnistes non-fixistes.

3. Différence irréductible entre la vie biologique et la vie de l'esprit. A nouveau, la science (?) ignore totalement l' "exception spirituelle". Pour Changeux et consort, la pensée est toujours, comme disait Marx, une sécrétion cérébrale. Déjà Monod avait posé l'a priori matérialiste comme point de départ nécessaire de la science. Là se jouent les limites de l'Evolution et le sort de l'homme. L'âme humaine ne peut en aucun cas être entièrement l'émergence d'une animalité arrivée au terme d'un processus d'évolution. Celui-ci ne pourrait aller que jusqu'à la pénultième disposition du corps animal de l'homme. Son ultime disposition à recevoir l'âme spirituelle est nécessairement l’œuvre d'un esprit.

4. Il faudrait enfin montrer comment le principe spirituel transfigure chez l'homme le principe matériel, de sorte que si l'homme est bien un animal, il n'est en aucun cas un animal "comme les autres".

      Moyennant ce respect des principes, on est en droit de penser qu'une vision évolutionniste de la vie est plus en phase avec la pensée thomiste qu'une vision fixiste. Elle offre plus de complexité, plus de richesse, plus de perfection et de perfectibilité, plus de finalité. Elle est en accord avec la vision de la hiérarchie graduelle de perfection des êtres dans la nature (et même des réalités purement spirituelles) sans qu'aucun échelon ne soit oublié, selon le principe que "l'être le plus perfectionné d'un ordre inférieur touche presque l'être le moins perfectionné d'un ordre supérieur" (il est vrai que ce même principe pourrait être invoqué pour la défense d'une position fixiste - rien n'est simple !)

      Mesure-t-on aussi qu'une telle position va beaucoup plus loin que l'Evolutionnisme actuel. En effet, elle pose en quelque sorte que le règne animal est une évolution du règne végétal, ce qu'aucune théorie scientifique actuelle n'envisage. Et encore, si on limite l'évolution à la vie, car si on l'étend à toute la nature, ce qui peut sembler logique car toute la nature est finalisée, alors, il faudrait aussi dire que le règne végétal est une évolution du règne minéral. Voilà quelques pistes pour décrocher un prochain prix Nobel.

Cordialement.

 Re: Évolutionnisme

Auteur: Le péripatéticien dément (---.216-130-66.que.mc.videotron.ca) Date:   13/12/2002 07:39

Ce n'est pas ce que j'ai appris dans mes bouquins d'histoire quand j'avais 13 ans. Je constate encore une fois qu'il est opportun de douter de plusieurs connaissances dogmatiques.

Par contre, si on admet que "le règne végétal est une évolution du règne minéral", n'est-ce pas admettre en même temps une possibilité de génération spontanée? Comment le spiritualisme pourrait-il s'en accommoder?

 Re: Évolutionnisme

Auteur: Sébastien (---.abo.wanadoo.fr) Date:   13/12/2002 20:46

Je poursuis mon intervention sur l’évolutionnisme en proposant quelques jalons au travers de quelques thèses qui me semblent indiscutables au regard de la philosophie thomiste.

1. Per se (par soi), un vivant ne peut engendrer qu'un vivant de même espèce.
La première thèse est évidente et peut se prouver de la façon suivante :

La nature de tout être veut qu’il soit ordonné à sa perfection et non à sa destruction, car la nature est par définition le principe de l'opération consécutif à l'essence et ordonné à la perfection seconde de cette essence. Or toute espèce constitue en quelque sorte une nature propre distincte des autres espèces. Donc la nature de toute espèce veut qu'elle se conserve et non qu'elle se transforme en une autre espèce.

2. Per accidens (par accident), il est peut-être possible qu'un vivant engendre un vivant d'une autre espèce.

On citera ici, dans le domaine animal, l’exemple du mulet, croisement entre l’âne et la jument ; dans le domaine végétal, la clémentine, hybride du bigaradier et de la mandarine. On remarquera toutefois, pour le mulet, qu’il s’agit d’un croisement entre deux animaux de la famille des équidés et que le mulet est un animal infécond. On voit par là d’une part que l’espèce nouvelle apparue se fait à l’intérieur d’un même groupe et d’autre part que les lois biologiques sont si fortes que la nouvelle espèce apparue n’est pas appelée à perdurer.

3. Une telle génération hétérogène relève de la puissance obédientielle, et, si elle se produit de façon constante, nécessite l'intervention d'un agent supérieur doué d’intelligence. Cela se prouve par une transposition au problème de la cinquième voie de saint Thomas au sujet de la finalité. L’évolution en effet suppose que le vivant converge vers une finalité d’ensemble tout en se complexifiant au fur et à mesure. Or « l’ordonnancement de plusieurs choses ne peut se faire que par la connaissance du rapport et de la proportion que les choses ordonnées ont entre elles, et à quelque chose de plus haut qu’elles qui est leur fin ; car l’ordre de plusieurs choses entres elles est subordonné à leur ordonnancement à leur fin. Or connaître le rapport et les proportions de certaines choses, c’est le propre de celui qui a leur intellect (…) Tout ordonnancement doit donc se faire par la sagesse d’un être pensant » (SCG, II, 23)

4. L'actuation d'une telle puissance ne se prouve que par les faits, et n'est pas déductible : elle dépend en effet ce que l’on appelle la puissance ordonnée, c’est-à-dire en définitive de la liberté divine, qui n'est pas nécessitée.

5. Aucun fait réellement probant ne vient appuyer que l’actuation de cette puissance a réellement eu lieu. Je renvoie ici aux études, déjà citées, de Michael Denton (l’Evolution une théorie en crise, Paris, Flammarion) qui montrent que l’évolutionnisme, dans sa version darwinienne, se heurte a un certain nombre de difficultés. On sait que le rôle d’une théorie scientifique est de modéliser les données de l’expérience, et qu’une théorie est vraie, tant que l’on n’a pas démontré qu’elle est fausse. La théorie de l’évolution n’échappe pas à cette règle. Il est vrai qu’elle s’appuie sur un certain nombre de faits indiscutables (les fossiles, notamment), mais ceci n’efface pas les différentes critiques qu’on peut lui faire.

Ici s’arrête le travail du philosophe et comme celui du scientifique.

Sébastien L.

 Re: Évolutionnisme

Auteur: L'animateur du forum (---.abo.wanadoo.fr) Date:   14/12/2002 18:07

Chers amis,

Voici un texte de Thomas d'Aquin qui me paraît particulièrement intéressant pour notre débat :

      «Concernant ce qui relève de la foi, il faut faire une double distinction. Certaines affirmations appartiennent par elles-mêmes à sa substance, comme "Dieu est un et trine", etc., A leur propos, on ne peut penser autrement … Certaines en relèvent seulement par accident, parce qu'elles sont rapportées par les Ecritures, comme beaucoup d'histoires, et que la foi suppose qu'elles ont été formulées sous la dictée de l'Esprit Saint. Mais on peut les ignorer sans danger si on n'est pas tenu de connaître les Ecritures. A leur propos, les saints ont des opinions diverses et exposent diversement les Ecritures Divines. Ainsi, relève de la foi que le monde a commencé par être créé, et sur ce point, tous sont d'accord. Mais selon quelles modalités, cela n'appartient qu'accidentellement à la foi, parce que l'Ecriture en parle. Et c'est expliqué diversement …

      Augustin veut que certaines réalités soient distinguées dès le début de la création, dans leur nature propre par leurs espèces distinctes, comme les éléments, les corps célestes et les substances spirituelles, et d'autres seulement dans leurs spécifications génétiques [rationibus seminalibus], comme les animaux, les plantes et les hommes, qui tous dans les six jours suivants, sont constitués dans leurs natures propres par l'opération de gestion divine de la nature d'abord mise en condition … Pour instruire un peuple rude de la création, Moïse divise en parties ce qui a été réalisé en un même moment …

      Mais Ambroise, et d'autres saints, voient une succession temporel dans la distinction des choses. Cette position est plus répandue et semble mieux correspondre à la lettre, du moins en surface. Mais la première est plus rationnelle et défend mieux l'Ecriture Sacrée contre la risée des incroyants ... L'Ecriture doit en effet être exposée de façon que les athées ne s'en moquent pas, et cette opinion me plaît davantage. Il faut cependant dire que les deux positions peuvent se tenir.»

(Super Sent., lib. 2 d. 12 q. 1 a. 2 co)

Cordialement.
 Re: Évolutionnisme Auteur: Sébastien (---.abo.wanadoo.fr) Date:   15/12/2002 15:48

Cher animateur,

Je vous remercie pour le texte de saint Thomas sur les raisons séminales tirées du Commentaire des Sentences que je connaissais déjà. J’en retiens surtout la dernière partie « L'Ecriture doit en effet être exposée de façon que les athées ne s'en moquent pas ». Ceci est en effet fondamental, car, dans la difficile question du problème des origines, il faut se garder de deux écueils : celui qui consiste à avoir une lecture fondamentaliste de l’Ecriture, tentation que l’on rencontre même chez certains catholiques (les membres du CESHE notamment) et celui, d’autre part, qui consiste à prendre comme une certitude des résultats scientifiques non définitifs pour essayer de les faire cadrer avec la foi, éternelle tentation du concordisme. Dans les deux cas, nous risquons de mal défendre notre foi et surtout d’attirer la risée de ceux qui sont encore en recherche. Pour ma part, je tiens à préciser d’emblée que je me tiens éloigné de toute lecture créationniste et fondamentaliste des premiers chapitres de la Genèse, qui, comme je m’en suis déjà expliqué à propos du débat sur le péché originel, appartiennent à un genre littéraire spécifique et ne contiennent pas de l’histoire au sens moderne du terme, même si certains événements qu’ils rapportent sont historiques.

Ces précisons étant posées, je voudrais expliquer pourquoi il me semble que la théorie de l’évolution pose un certain nombre de sérieuses difficultés au point de vue philosophique, et d’autre part, pourquoi on ne peut pas affirmer, comme vous le faites, que l’on « est en droit de penser qu'une vision évolutionniste de la vie est plus en phase avec la pensée thomiste qu'une vision fixiste. »

Laissons de côté, si vous le voulez bien, la question des « raisons séminales » qui semblent, au premier abord, proches d’une vision évolutionniste modérée et que saint Thomas tient de saint Augustin. D’une part, le texte que vous citez appartient au saint Thomas « iunior » et semble-t-il saint Thomas « senior » est quelque peu revenu sur cette question. Plus profondément, comme l’a montré le Père Robert de Sinéty, qui ne cachait d’ailleurs pas ses sympathies pour le transformisme, « il est indéniable que la conception augustinienne de la création (…) a une vague allure de transformisme, en ce sens qu’elle attribue un rôle important aux causes secondes dans l’apparition des diverses formes, mais il faudrait faire violence aux textes pour leur faire exprimer explicitement ou même implicitement la thèse transformiste » en effet « les raisons séminales cachées dans la matière depuis la création initiale étaient des forces actives provenant immédiatement de Dieu et ordonnées à produire DIRECTEMENT (souligné par nous) tels et tels être vivants déterminés. Nous sommes là complètement à côté des conceptions transformistes qui admettent l’évolution progressive des êtres vivants eux-mêmes. Saint Augustin et après lui les scolastiques n’ont jamais soupçonné qu’un chien ait pu avoir dans son ascendance vivante autre chose q’un chien » [Robert de Sinéty, « Saint Augustin et le transformisme », Archives de Philosophie, Beauchesne, 1930, VII, 2, p. 244-272]

Attachons-nous plutôt aux principes de la philosophie thomasienne sur la finalité intrinsèque des êtres vivants. Or selon cette finalité intrinsèque, j’insiste, il n’est pas possible d’imaginer que par soi (per se) un être vivant puisse produire un être vivant d’une espèce différente. Ceci n’est pas une thèse personnelle, mais bel et bien la pensée de saint Thomas lui-même : « Inest unicuique naturale desiderium ad conservandum suum esse, quod non conservaretur, si transmutaretur in alteram naturam : Tout individu, désire naturellement la conservation de son être et cette conservation n'aurait pas lieu s'il se trouvait transformé en une autre nature. C'est pourquoi aucune réalité appartenant à un degré inférieur ne peut désirer un degré supérieur ; ainsi l'âne ne désire pas devenir cheval, car il cesserait d'être lui-même » (I, 63, 3, c.)

Si l’on veut trouver la raison de cette thèse, elle est à rechercher du côté de l’essence elle-même. Voici deux textes très clairs de saint Thomas qui montre la racine de la raison pour laquelle un être ne peut pas vouloir devenir un autre être :

« Chaque chose aime son être et désire le conserver. Le signe en est que chaque chose combat contre ce qui est de nature à la corrompre » (SCG, II, 41)

« En dehors la fin, il a rien, car la fin est ce qui est ultime dans toute chose et qui contient la chose. Extra finem autem nihil est: quia finis est id quod est ultimum in omni re, et quod continet rem. » (SM 10, lect. 5, n. 2027).

L'incise "finis est ... quod continet rem" est tout à fait capitale, car elle montre clairement que la fin d'une chose est ce qui donne consistance à cette chose, et qui par conséquent lui donne son essence même. Dès lors, il est absolument impossible qu'une chose désire par soi (per se) être transformée ontologiquement en une autre, puisqu'un tel désir aurait pour objet la destruction de cette chose, non seulement quant à sa subsistance, mais bien quant à son essence même.

Sans doute, conviendrait-il d’opérer ici une distinction entre la notion philosophique d’espèce et la notion scientifique. L’espèce prise philosophiquement est constituée par une différence essentielle ; elle désigne donc une nature constituée par une forme substantielle propre, qui est participée dans plusieurs individus. En toute rigueur, il n’y a que quatre espèces qui soient nécessaires : organique, végétale, sensitive et humaine. La notion scientifique est plutôt ambiguë : l’âme sensitive peut être ainsi reçue diversement dans la matière prime qui est absolument indéterminée. C’est ainsi que est reçue diversement dans la fourmi, le perroquet, la truite ou le cheval. Une fois stabilisées, ces participations forment les espèces scientifiques connues expérimentalement.

Voilà pourquoi, une certaine évolution à l’intérieur d’une même espèce philosophique ne constitue pas mon sens de sérieuses difficultés, à condition toutefois d’admettre qu’elle se produit de façon accidentelle et non nécessaire. De fait, il semble bien, et c’est là l’un des acquis indiscutables de la théorie évolutionniste, qu’elle se soit produite dans un certains nombre de cas, assez restreints, à mon sens.

Mais la théorie de l’évolution va beaucoup plus loin dans la mesure où elle prétend faire sortir de la soupe pré biotique initiale, la vie et l’ensemble des êtres vivants qu’ils soient végétaux, animaux ou humains. Pour l’évolutionnisme, en effet, l’être humain vient d’une chaîne ininterrompue, naturelle et quasi-nécessaire, qui part de la matière anorganique, en passant par les formes de vie primitive, jusqu’à un ancêtre lointain, parent du singe. Or cela se heurte à deux objections métaphysiques insurmontables :

- Il est métaphysiquement et rigoureusement impossible de passer d’une espèce philosophique à une autre, autrement dit, il est impossible d’imaginer qu’une substance vraiment vivante trouve son origine dans un arrangement fortuit des forces minérales ; de même, des agents dotés de vie végétative ne peuvent pas produire un être doté de vie animale.

- A l’intérieur d’une même espèce philosophique, si des changements peuvent se produire, ce que nous ne contestons pas, ce sera uniquement de manière accidentelle. Il me semble donc impossible que ces changements se produisent de manière constante et tendent au fur et à mesure à se complexifier. Sinon, nous remettrions en cause le principe établi plus haut et qui veut qu’un être ne puisse pas se changer naturellement en une autre chose et donc détruire non seulement sa subsistance, mais son essence. Le désir naturel inhérent à une essence n'inclinera JAMAIS cette essence à se détruire.


Mais dira-t-on, « l'être le plus perfectionné d'un ordre inférieur touche presque l'être le moins perfectionné d'un ordre supérieur ». Cela est parfaitement vrai. Cependant, s’il le touche presque, il ne l’atteint jamais et surtout n’a aucun désir naturel de l’atteindre. Si l’on conteste cette thèse, alors les notions d’essence et de finalité perdent tout leur sens.

Il reste enfin une dernière objection à examiner que j’ai rencontrée chez le Père Grenier, thomiste canadien des années cinquante et professeur à l’université de Laval. Le Père Grenier, dans son « cours de Philosophie » [ Presses Universitaires de Laval, 1950, Tome I, pp. 255-264] prétend établir philosophiquement que « la matière première a été disposée à recevoir l’âme raisonnable par voie d’évolution » à partir du syllogisme suivant « Si la matière première est ordonnée à l'âme raisonnable comme à son acte le plus parfait ou comme sa fin ultime, elle a été disposée à recevoir l'âme du premier homme par évolution des espèces. Or la matière première est ordonnée à l’âme raisonnable comme à son acte le plus parfait ou comme à sa fin ultime. Donc la matière première a été disposée à recevoir l’âme du premier homme par évolution des espèces. »

La majeure du syllogisme est prouvée de la façon suivante « Si la matière première est ordonnée à l'âme raisonnable comme à son acte le plus parfait ou comme sa fin ultime, elle doit d'abord être informée par ses actes moins parfaits, c'est-à-dire par la forme inorganique, l'âme végétative et l'âme sensitive. Elle est en effet de soi pure puissance et comme telle n'atteint sa perfection dernière que graduellement. Donc.... »

La mineure quant à elle se trouve chez saint Thomas : « La fin dernière de toute génération est donc l'âme humaine, et la matière est tendue vers elle comme vers sa forme dernière. » (SCG II, 23)

Le Père Grenier fait dire à saint Thomas beaucoup plus qu’il ne dit. Il y a ici une confusion entre la finalité intrinsèque des êtres vivants et leur finalité extrinsèque.

Au point de vue de la finalité intrinsèque, en effet, il n’existe, nous l’avons montré aucun désir pour un être vivant à sa détruire. La finalité intrinsèque de la poule n’est pas devenir de le renard, ni celle du singe à devenir homme ; elle consiste uniquement à réaliser l’opération la plus haute de leur essence : à se conserver dans l’existence, c’est-à-dire pour la poule à trouver des vers qui lui permettront d’assurer sa subsistance, à pondre des œufs, qui à leur tour donneront d’autres poules, et éventuellement, quand le renard se présente, à lui échapper.

Du point de vue de la finalité EXTRINSEQUE, c’est-à-dire dans l’ordre de la création voulu par Dieu, l’espèce inférieure est finalisée par l’espèce supérieure et c’est le sens obvie de la suite du texte de saint Thomas « Ainsi les éléments ont pour fin les mixtes, ceux-ci les vivants ; parmi ces derniers les plantes sont pour les animaux et à leur tour les animaux pour les hommes. L'homme est donc le terme de tout le mouvement de la génération. » (SCG II, 23).

On remarquera enfin, pour clore cette intervention trop longue déjà, que le Père Grenier soutient dans le même ouvrage « les hommes de races diverses se distinguent par des qualités accidentelles et substantielles. En d’autres termes, les hommes de chaque race ont ses perfections accidentelles et SUBSTANTIELLES propres (souligné par nous). Car la disposition diverse de la matière ne donne pas lieu à des accidents différents ; elle influe sur la substance même de l’âme qui est adaptée à la matière qui la reçoit. Il peut donc il y avoir une certaine supériorité ou infériorité d’une race par rapport à l’autre. » (Mgr Henri Grenier, Manuel de philosophie, Presses Universitaires de Laval, 1954, tome II, p. 419). Même si l’auteur reste catholique en écrivant par la suite que « cette supériorité de la race n’est pas immuable comme le prétendent les Nationaux Socialistes » et « qu’il y a une égalité spécifique entre tous les hommes quelle que soit la race dont ils font partie. La race humaine est en effet spécifiquement la même chez tous les mêmes », il est tout de même intéressant que l’on retrouve ici une étroite parenté qui relie, bien souvent, les théories transformistes et une certaine forme de racisme, comme si l’un n’allait pas sans l’autre.


Sébastien

 Re: Évolutionnisme

Auteur: L'animateur du forum (---.abo.wanadoo.fr) Date:   15/12/2002 23:38

Cher Sébastien,

Voici en désordre quelques unes de mes réflexions sur votre intervention (vous êtes habitué à ma façon de procéder) :

      «Or selon cette finalité intrinsèque, j'insiste, il n'est pas possible d'imaginer que par soi (per se) un être vivant puisse produire un être vivant d'une espèce différente». Savez-vous que Monod ou Jay Gould contresigneraient sans hésiter cette proposition (ainsi que la plupart des suivantes). Pour eux, toute l'évolution est "per accidens" (dans notre vocabulaire - "par hasard", dans le leur).

      «Laissons de côté, si vous le voulez bien, la question des "raisons séminales"». Justement non, car c'était un point important de ma réflexion. Cette thèse des raisons séminales a été maintenue par Thomas d'Aquin jusqu'à la fin, et on la retrouve fréquemment dans la Somme Théologique et ailleurs. Référence principale dans la Somme : Ia, q115, a2 "Y a-t-il dans le corps des raisons séminales ?". Mais aussi : De pot. q5 a9 ad 14 : «Les raisons séminales, qui sont dans les éléments, ne suffisent pour produire un effet que si le mouvement du ciel vient à leur aide ; et c'est pourquoi s'il cesse, il n'en découle pas qu'il faille que les animaux ou les plantes existent, et cependant il n'en découle pas que les raisons séminales soient vaines, parce qu'elles concernent la perfection des éléments eux-mêmes». Cette dernière proposition me paraît importante, car elle montre bien le rôle des causes accidentelles dans l'actuation des raisons séminales. Par ailleurs, je me méfie beaucoup des distinctions fondées sur la jeunesse ou la maturité de Thomas. Sa pensée est étonnamment constante. Lorsque notre auteur change d'avis, il prend lui-même soin d'indiquer cette évolution.

      «les raisons séminales cachées dans la matière depuis la création initiale étaient des forces actives provenant immédiatement de Dieu et ordonnées à produire DIRECTEMENT (souligné par nous) tels et tels être vivants déterminés». Oui, mais à terme, et ce terme n'est pas encore achevé. Dans le passage que j'ai traduit, mais que je n'ai pas entièrement rapporté, Thomas cite l'Evangile "Mon père travaille encore à ce jour, et je travaille avec Lui". (Jn. 5, 17). Autrement dit, le passage des raisons séminales aux espèces actuellement formées n'est pas achevé lorsque le Christ parle. C'est du moins ce que Thomas laisse entendre avec cette citation en cette circonstance. Cela laisse la place à beaucoup d'hypothèses.

      «Du point de vue de la finalité EXTRINSEQUE, c’est-à-dire dans l’ordre de la création voulu par Dieu, l’espèce inférieure est finalisée par l’espèce supérieure et c’est le sens obvie de la suite du texte de saint Thomas "Ainsi les éléments ont pour fin les mixtes, ceux-ci les vivants ; parmi ces derniers les plantes sont pour les animaux et à leur tour les animaux pour les hommes. L'homme est donc le terme de tout le mouvement de la génération (SCG II, 23).». Je rattacherais l'évolution évidemment à cette conception extrinsèque de la finalité, qui s'accomode d'une évolution accidentelle au regard de la finalité intrinsèque.

      A la réflexion, je vous concède la difficulté d'envisager l'évolution d'une espèce philosophique à une autre. je l'avais d'ailleurs niée concernant le passage de l'animal à l'homme. Mais ce passage représente plus qu'une simple évolution des espèces philosophiques. Il est beaucoup plus impossible à l'animal de devenir homme qu'au végétal de devenir animal ou au minéral de devenir végétal. Avec l'homme, il n'y a pas seulement franchissement d'espèce naturelle, mais changement de statut ontologique, du fait de l'immatérialité. Je ne concède pas, par exemple, que la matière première ait été préparée par évolution à la réception de l'âme humaine (cf. Grenier). Elle n'a pu être préparée que jusqu'à son pénultième stade, comme je le soulignais dans ma précédente intervention. L'ultime préparation ne peut être que l'œuvre d'un esprit. Et ceci est vrai à chaque conception humaine (j'aurais d'ailleurs tendance à penser comme ce que dit Thomas d'Aquin à propos d'Augustin : pénultième et ultime ne sont sans doute pas à considérer chronologiquement, mais selon un ordre de nature, de sorte que dans le temps, l'intervention spirituelle est à l'œuvre dès le premier instant - contre l'avortement).

      Enfin, dans ce débat, mes précautions oratoires ne vous auront pas échappées, car je suis loin d'avoir une opinion établie sur ce sujet. Je conclurais bien comme Thomas d'Aquin : «Il faut cependant dire que les deux positions peuvent se tenir».

Cordialement.
 

Re: Évolutionnisme

Auteur: Sébastien (---.abo.wanadoo.fr) Date:   16/12/2002 20:49

Cher Guy,

Je suis heureux de voir que nous progressons dans le débat. Vous me concédez deux points importants :

- "per se" un vivant ne peut pas engendrer un vivant d'une autre espèce. La nature l'inclinant en effet à se conserver.
- il est impossible d'envisager l'évolution d'une espèce philosophique à une autre.

Mais alors je ne vois plus ce qui reste de l'évolutionnisme puisque deux de ses thèses essentielles sont mises à mal : celle de l'apparition de la vie par les seules forces de la matière et celle qui voit dans le processus évolutif une tension perpétuelle de la matière vers des formes de vie plus élevées.
Vous-même suggériez cette tension : la théorie de l'évolutionnisme, écriviez-vous « offre plus de complexité, plus de richesse, plus de perfection et de perfectibilité, plus de finalité. Elle est en accord avec la vision de la hiérarchie graduelle de perfection des êtres dans la nature (et même des réalités purement spirituelles) sans qu'aucun échelon ne soit oublié, selon le principe que "l'être le plus perfectionné d'un ordre inférieur touche presque l'être le moins perfectionné d'un ordre supérieur". »

Ma question est donc la suivante : si les mutations qui peuvent avoir lieu d'une variété à une autre, ou même à l'intérieur d'une même famille (celle par exemple des canidés) [je suis plus réservé sur des mutations entre deux classes ou entre deux ordres zoologiques], sont purement accidentelles, alors ne doit-on pas affirmer qu'un processus qui ferait passer sans cesse les êtres vers des formes de vie plus élevées, n'est pas un processus naturel, mais, étant donné son hétérogénéité, un processus relevant de la puissance obédientielle ?

[ pour les lecteurs qui ne sont pas habitués au langage scolastique, on appelle puissance obédientielle, une aptitude à recevoir une détermination supérieure à la nature, par l'effet d'une cause supérieure]

Enfin, pour répondre brièvement au "péripatéticien dément", il n'est pas possible de modifier génétiquement des singes pour obtenir une âme intellective, tout simplement parce que l'âme intellectuelle est une forme immatérielle, tandis que l'âme sensitive est une forme éduite de la matière. Au moins là-dessus, tous les thomistes sont d'accord :-)

Sébastien

 Re: Évolutionnisme

Auteur: L'animateur du forum (---.abo.wanadoo.fr) Date:   16/12/2002 22:02

Cher Sébastien,

      Vous écrivez : «si les mutations qui peuvent avoir lieu d'une variété à une autre, ou même à l'intérieur d'une même famille ... sont purement accidentelles, alors ne doit-on pas affirmer qu'un processus qui ferait passer sans cesse les êtres vers des formes de vie plus élevées, n'est pas un processus naturel, mais, étant donné son hétérogénéité, un processus relevant de la puissance obédientielle ?»

      Toute la question est là ! et c'est exactement le thème de l'extrait que j'ai traduit. C'est toute la question des raisons séminales ainsi que de la citation de l'Evangile rapportée par Thomas d'Aquin: "Mon père travaille encore à ce jour, et je travaille avec Lui". (Jn. 5, 17). Cependant, faire de l'évolution le pur résultat d'une puissance obédientielle l'identifierait à une sorte de miracle permanent. Il me semble qu'il faut voir à la fois un processus naturel et une gestion divine. Le processus naturel serait l'actualisation progressive de potentialités passives existantes (les fameuses raisons séminales) dans les espèces, la gestion divine serait l' «heureux» concours de circonstances aléatoires et extérieures venant actualiser ces potentialités. Ma position serait en quelque sorte "créatio-évolutioniste".

      Vous ajoutez : «Mais alors je ne vois plus ce qui reste de l'évolutionnisme ». Il en reste une tension finaliste universelle et extrinsèque, "indita rebus" par les raisons séminales, et aléatoirement actualisée par les concours accidentels de circonstances, gérés par la Providence divine, maîtresse du hasard et de la liberté. Dans cette perspective, le passage d'une espèce philosophique à une autre semble difficilement imaginable, mais pas impossible. Particulièrement au sein du règne du vivant. Saint Thomas rappelle que Saint Augustin voyait trois types de réalités immédiatement créées dans leur espèce distinctes : les éléments, les corps célestes et les substances spirituelles. Pour les autres - végétaux, animaux et même homme - elles ont été créées sous forme de "raisons séminales", divinement gérées dans leur actualisation au cours du temps.

      Vous m'accorderez enfin que mon "créatio-évolutionisme" ne fait aucune concession aux théories scientifiques actuelles, pour lesquelles j'ai bien marqué les incohérences, ni ne contredit totalement les principes que vous rappelez, au moins le déterminisme spécifique. Permettez-moi, à mon tour de vous poser la question suivante : Si, comme vous l'affirmez en préalable, vous n'êtes pas créationniste, et que vous récusez l'évolutionnisme, quelle est alors votre position ? Expliquer les évolutions par la puissance obédientielle, n'est-ce pas une forme de créationnisme ?

cordialement.

 Re: Évolutionnisme

Auteur: Sébastien (---.abo.wanadoo.fr) Date:   18/12/2002 16:02

Cher Guy,

Pardonnez-moi de ne pas vous avoir répondu tout de suite, mais, votre intervention a nécessité quelques recherches. Je vous remercie d’avoir présenté clairement votre position qui est une vision cohérente et originale. Je ne puis cependant y souscrire.

Vous ressuscitez la théorie augustinienne des « raisons séminales », mais en lui donnant un sens totalement étranger à la pensée de son auteur. En effet :

1) La théorie des raisons séminales n’est pas une théorie évolutionniste. J’avais déjà soulevé ce point lors d’une intervention précédente, mais vous n’y avez pas répondu. Etienne Gilson, qui a étudié la pensée de saint Augustin, est catégorique sur le sujet :

« Envisagée sous cet aspect, la doctrine augustinienne des raisons séminales joue un rôle tout différent de celui qu’on veut parfois lui attribuer. Bien loin d’être invoquées pour expliquer l’apparition de quelque chose de nouveau, comme serait une évolution créatrice, elles servent à prouver que ce qui parait nouveau ne l’est pas en réalité et que, malgré les apparences, il reste vrai de dire que Dieu creavit omnia simul. C’est pourquoi, au lieu de conduire à l’hypothèse d’un transformisme quelconque, les raisons séminales sont invoquées par Augustin pour rendre compte de la fixité des espèces. » (Gilson, Introduction à l’étude de Saint Augustin, Paris, Vrin, 1943, 2e éd., pp. 270-271)

2) Saint Augustin tient également comme très ferme le principe, rappelé à plusieurs reprises ici, de la fixité des espèces. Il n’admet pas de transformation possible à partir d’un même germe, pour lui il ne peut pas y avoir passage de l’homogène et à l’hétérogène. La citation suivante le démontre clairement :

« Les éléments de ce monde corporel ont ainsi une force bien définie et leur qualité propre d’où dépend ce que peut ou ne peut pas chacun d’eux, et quelle réalité doit ou ne doit pas sortir de chacun d’entre eux. De là vient que d’un grain de froment ne naît pas une fève, ni une fève du forment, ni la bête de l’homme, ni l’homme de la bête. » (Livre IX De genesi ad litteram, chap. 17, n° 32, PL, tome XXXIV, col. 406)

3) La théorie de saint Augustin a trois fondements

- empirique : il s’agit d’expliquer la génération spontanée : Augustin pensait que des marais pouvaient naître les vers, les insectes, les amphibiens, etc.

- théologique : Augustin s’appuyant sur le texte de l’Ecclésiaste (18 :1) a pensé que Dieu a tout créé en un instant.

- philosophique : les nombres néoplatoniciens. (cf. Gilson, op. cit., pp. 270-271)

On remarquera que le fondement empirique de la théorie "raisons séminales" a disparu. Depuis Pasteur en effet, nous savons que la génération spontanée est impossible : "omne vivum ex vivo".

Quant au fondement théologique, il est assez discuté. La plupart des Pères voient, comme le rappelle st Thomas dans le texte par vous traduit, plusieurs créations successives, ce qui est plus "conforme à la lettre du texte".

Enfin saint Thomas qui reprend dans la Somme (I, 115, 2, c.) la théorie de saint Augustin débarrasse celle-ci de tout fondement néoplatonicien pour ne voir dans les raisons séminales que « des puissances actives et passives qui sont les principes des générations des mouvements NATURELS. » [Je souligne ce mot, qui est très important pour le raisonnement. Comme l’explique Cajetan, dans un autre lieu, il faut toujours admettre que saint Thomas s’exprime formellement]

Or il n’y a aucun appétit NATUREL dans l'inférieur, à devenir ontologiquement le supérieur. Donc, comme le remarque le père Nicolas, dans sa traduction de la Somme (éd. Cerf, tome 1, p. 917), « pour S. Thomas toute semence qui porterait en elle plus que la nature avec laquelle elle aurait été créée, ou plutôt dans laquelle elle émanerait, ne serait pas CONCEVABLE. »

Il appert donc que, dans une perspective thomiste, tout processus évolutif qui ferait dériver l’être supérieur de l’être inférieur, ne peut être que de puissance obédientielle.

Vous me demandez enfin si je suis « créationniste ».

Je assez embarrassé pour donner ma vision des choses, n’ayant dans ce domaine que des certitudes négatives.

Disons, pour faire simple, que je serais plutôt fixiste, tout en admettant une certaine évolution naturelle et accidentelle au sein de certaines familles zoologiques, car, dans ces cas, il n’y a pas de passage vers un être supérieur, mais simplement transformation accidentelle entre deux êtres d’un même grade inférieur de classification.

En revanche, toutes espèces qui différent entre elles de manière essentielle ont été créées directement, mais je ne saurais vous dire quand, car il ne convient pas d’interpréter de façon littérale la Genèse sur cette question.

Je tiens enfin à préciser que je tiens cette position pour des raisons d’ordre philosophique et que j’admets sans peine que d’autres positions, comme la vôtre, ne sont absolument pas incompatibles avec la foi.

Cordialement

Sébastien

 Re: Évolutionnisme

Auteur: Guillaume (---.abo.wanadoo.fr) Date:   18/12/2002 17:12

Je me permets d'intervenir dans ce débat passionnant et qui survole les hautes cimes!

Je le ferai en posant une question toute simple, qui peut-être vous paraîtra naïve, voire bête :

Dans la Somme contre les Gentils ( I, ch.3, § 3) saint Thomas écrit : "dans l'état de la vie présente, notre connaissance intellectuelle commence par les sens."

Suppose-t-il là que la vie "présente" peut changer, et donc évoluer ? Où est-ce une simple figure de rhétorique ?

Enfin, je voudrais corriger la référence scripturaire de Sébastien, qui faisait évidemment référence à l'Ecclésiastique (XVIII,1).


Guillaume.

 Re: Évolutionnisme

Auteur: L'animateur du forum (---.abo.wanadoo.fr) Date:   18/12/2002 23:37

Cher Sébastien,

      Ma réponse risque d'être un peu longue, et je vous prie de m'en excuser par avance. Commençons par quelques textes, qui me paraissent fondamentaux. Vous noterez au passage que ce n'est pas moi qui "ressuscite" la théorie des raisons séminales, mais bien Thomas d'Aquin. En parcourant Internet (en anglais) on constate que le débat reste très actuel dans la communauté scientifique. Tant mieux. Voici les textes annoncés :

      Saint Augustin, III de Trin, ch 9 « ... Et en effet, cet être existe originairement et primitivement dans l'ensemble des éléments, et il lui suffit de rencontrer un milieu favorable pour qu'il se produise soudain. Ne disons-nous pas qu'une mère est enceinte de son enfant? et de même, l'univers est plein d'embryons qui ne demandent qu'à se développer, et dont la création est l'oeuvre de cette essence suprême sans laquelle rien ne saurait ni naître, ni mourir, ni venir à l'existence, ni disparaître. Mais il faut raisonner autrement de l'emploi extérieur des causes secondes. Quoique souvent miraculeuses, elles n'en suivent pas moins les lois de la nature, en ce sens qu'elles favorisent le développement rapide et soudain de certains êtres qui reposaient cachés et inconnus dans le sein de la nature.»

      Catholic Encyclopedia (à propos de l'ouvrage "De genesis ad litteram" de st Augustin) : «Une admirable application de cette liberté bien ordonnée apparaît dans sa thèse de la création simultanée de l'Univers et du graduel développement du monde sous l'action des forces naturelles qui sont placées en lui. Certainement, l'acte instantané du Créateur n'a pas produit un Univers organisé tel que nous le voyons aujourd'hui. Mais au début, Dieu créa tous les éléments du monde dans une masse confuse et nébuleuse, et il y avait dans cette masse les germes mystérieux (rationes seminales) des être futurs qui se développèrent par eux-mêmes, lorsque des circonstances favorables le permirent.»

      Saint Thomas, Super Sent., lib. 2 d. 12 q. 1 a. 2 co : «... Augustin veut que certaines réalités soient distinguées dès le début de la création, dans leur nature propre par leurs espèces distinctes, comme les éléments, les corps célestes et les substances spirituelles, et d'autres seulement dans leurs spécifications génétiques [rationibus seminalibus], comme les animaux, les plantes et les hommes ... "Mon père travaille encore à ce jour, et je travaille avec Lui". (Jn. 5, 17)»

      Saint Thomas, S. Th. Ia, q115, a2 : «... Il est manifeste que le principe actif et le principe passif de la génération des êtres vivants sont les semences par lesquelles les vivants sont engendrés. C'est donc à juste titre que S. Augustin appelle "raisons séminales" toutes les puissances actives et passives qui sont les principes des générations et des mouvements naturels.

      On peut observer de pareilles puissances actives et passives en des ordres multiples. En effet, dit S. Augustin, elles sont d'abord principalement, et originellement dans le Verbe de Dieu lui-même, en tant que raisons idéales. Deuxièmement, elles sont dans les éléments du monde où elles ont été produites ensemble dès le commencement, dans leurs causes universelles. Troisièmement, elles sont dans les êtres qui sont produits au cours des temps par les causes universelles, comme dans telle plante et tel animal, en tant que causes particulières. Quatrièmement, elles sont dans les semences produites par les animaux et les plantes qui, dans la production des autres effets particuliers, jouent le rôle des causes primordiales universelles produisant les premiers effets.»

      Saint Thomas, De veritate, q. 5 a. 9 ad 8 : « Selon Augustin, on appelle raisons séminales toutes les forces actives et passives conférées par Dieu aux créatures, par l'intermédiaire desquelles, l'effet est produit dans l'être ... D'où parmi ces raisons séminales sont contenues même les forces actives des corps célestes, qui sont des vertus actives plus nobles que les corps inférieurs, et peuvent ainsi les mouvoir; et elles sont dites raisons séminales en tant que les effets sont originellement contenus dans ces causes actives comme des semences.»

      Saint Thomas, De pot. q5 a9 ad 14 : «Les raisons séminales, qui sont dans les éléments, ne suffisent pour produire un effet que si le mouvement du ciel vient à leur aide ; et c'est pourquoi s'il cesse, il n'en découle pas qu'il faille que les animaux ou les plantes existent, et cependant il n'en découle pas que les raisons séminales soient vaines, parce qu'elles concernent la perfection des éléments eux-mêmes».

      Que conclure de tout cela ? D'abord, clarifions quelques termes. Une position fixiste, pour faire court, considère que les espèces ont été créées directement par Dieu dans leur perfection finale dès le premier instant de leur apparition. Elle s'oppose donc aux théories évolutionnistes, assez diverses, qui posent que les espèces animales n'ont pas toujours été ce qu'elles sont aujourd'hui, mais ont connu des transformations au cours de l'histoire de la vie. Tout le débat porte sur la nature de ces "transformations". Sont-elles spécifiques ou accidentelles ? limitées au règne animal ? L'Evolution explique-t-elle l'apparition de la vie à partir du non-vivant ? L'homme a-t-il un même ancêtre que le singe ? [Constatons que l'Evolutionisme scientifique ne pose actuellement aucun enchaînement du vivant végétal au vivant animal. Pour eux, l'apparition de la vie n'est pas clairement définie comme animale ou végétale. En fait, ils ne se posent pas ce problème]. Comme les observations scientifiques semblent conforter sérieusement certaines conclusions évolutionnistes, on a tendance à rejeter le fixisme dans le camp des idéologies. Cela pose problème, car on assimile directement fixisme à créationnisme, et refusant l'un, on refuse l'autre, y compris l'idée sous-jacente de Création. C'est ainsi que l'Evolutionnisme peut aujourd'hui se poser en pourfendeur de la notion de Création. Osons donc affirmer qu'on peut parfaitement être créationniste sans être fixiste.

      Mon propos n'est pas de faire d'Augustin un évolutionniste, qu'il n'est pas (je l'avais qualifié dès le début de "pré-évolutionniste"). Mais il n'est pas non plus fixiste. Mon but est de montrer l'étrange et fascinante analogie entre l'expression d'Augustin, reprise par Thomas d'Aquin, et les sentences de la théorie évolutionniste, particulièrement depuis qu'elle a abandonné Darwin pour se situer au niveau strictement génétique. Il me semble qu'on ne peut suivre aveuglement Gilson au risque de faire dire à Augustin le contraire même de ce qu'il dit : «... cet être existe originairement et primitivement dans l'ensemble des éléments, et il lui suffit de rencontrer un milieu favorable pour qu'il se produise soudain ...» Il y a bien quelque chose de nouveau de produit, alors même que tout est créé simultanément. C'est bien là le nœud du problème. Un exemple classique de la théorie évolutionniste : le passage de l' "Eohippus" (-53 millions d'années) - animal à plusieurs doigts, de la taille d'un renard - au cheval actuel à sabot unique et de grande taille, peut parfaitement trouver sa place dans la théorie augustinienne ("Mon père travaille encore à ce jour, et je travaille avec Lui. (Jn. 5, 17)").

      S'agit-il d'une transformation spécifique ou accidentelle ? Qui saurait le dire ? Si l'exemple est vrai, il semble bien que le plus soit sorti du moins. En apparence seulement si l'on ne s'en tient qu'aux causes homogènes, mais pas en fait si l'on fait intervenir les causes universelles : «... Troisièmement, elles sont dans les êtres qui sont produits au cours des temps par les causes universelles ...». «... D'où parmi ces raisons séminales sont contenues même les forces actives des corps célestes, qui sont des vertus actives plus nobles que les corps inférieurs, et peuvent ainsi les mouvoir ...». Cela ne contredit pas que du froment comme tel ne naisse que du froment. Mais du froment et des corps célestes, que peut-il naître, s'il est séminalement en puissance dans la matière ?

      Vous dites que les espèces essentiellement différentes ont été directement créées. Ces mots "essentiellement différentes" et "directement" sont d'interprétation difficile au regard de ce que dit Thomas d'Aquin : «Augustin veut que certaines réalités soient distinguées dès le début de la création, dans leur nature propre par leurs espèces distinctes, comme les éléments, les corps célestes et les substances spirituelles et d'autres seulement dans leurs spécifications génétiques [rationibus seminalibus], comme les animaux, les plantes et les hommes». Pour pouvoir faire la synthèse de ce que vous dites avec les propos de Thomas, il faut limiter les "espèces essentiellement différentes" aux éléments, aux corps célestes et aux substances spirituelles. Mais nous n'avançons plus. Au passage, remarquons que le principe "omne vivum ex vivo" s'accommode parfaitement avec notre extrait, animaux, plantes et hommes étant des "vivants".

      Pour conclure temporairement, je dirai qu'un stricte point de vue philosophique ne permet pas de trancher aisément. Il me semble que beaucoup de certitudes de nos aînés avaient un caractère apologétique compréhensible, lorsque l'enjeu positiviste et matérialiste de la science de leur temps était beaucoup plus fort qu'aujourd'hui. Mais alors que le débat devient plus serein et que le doute s'installe profondément au sein même de la communauté scientifique, il me semble opportun de reprendre la question à nouveaux frais. Pour synthétiser ma pensée (qui n'est qu'une hypothèse, une opinion), on peut considérer "a minima" qu'au sein du règne animal (sans l'homme), des raisons séminales passives ont été aléatoirement actuées par des causes universelles actives ("Quoique souvent miraculeuses, elles n'en suivent pas moins les lois de la nature"), pour faire "produire soudain" à l'être ce qui n'était pas tel auparavant, le tout sous la gestion divine, maîtresse du hasard et de la liberté. Nature, hasard et intervention divine sont pleinement respectés.

Cordialement.

 Re: Évolutionnisme

Auteur: L'animateur du forum (---.abo.wanadoo.fr) Date:   20/12/2002 18:47

Cher Guillaume,

      Vous écrivez : «une question toute simple, qui peut-être vous paraîtra naïve, voire bête». Hélas, l'Evolution n'est pas encore parvenue à ce stade, les bêtes ne posent pas de question, car la question est le premier signe de l'intelligence. Aristote dit que la philosophie commence lorsque les hommes s'interrogent avec étonnement sur le fait que les choses sont ce qu'elles sont. Continuez donc à poser toutes les questions que vous souhaitez. Surtout que celle que vous abordez est loin d'être naïve. Elle est même assez complexe.

      Notre connaissance intellectuelle est effectivement soumise aux données des sens externes et internes. Il est donc clair que le jour de notre mort, notre système sensoriel étant devenu inopérant, notre connaissance intellectuelle se trouve privée de son aliment. Si comme la foi nous le dit,et comme la philosophie nous le laisse entendre, l'âme spirituelle survit à la corruption de la mort, quelle sera son activité ? Vous le voyez, la question n'est pas simple.

Cordialement.

 Re: Évolutionnisme

Auteur: Le péripatéticien dément (---.216-130-66.que.mc.videotron.ca) Date:   20/12/2002 19:01

Le pire qui puisse arriver selon moi, c'est que les opérations de l'âme intellective, qui sont en ce moment actuelles, deviennent après la mort virtuelles pendant une période indéterminée.

Cette virtualité impliquera évidemment que notre sort depende d'un autre, de Dieu, selon l'enseignement de la Foi.

 Re: Évolutionnisme

Auteur: Sébastien (---.abo.wanadoo.fr) Date:   21/12/2002 13:21

Cher Guy,

Pourriez-vous m'indiquer les sites anglais et américains qui traitent de l'évolutionismes et des raisons séminales. Merci.

Sinon, je signale à Guillaume que saint Thomas a traité du mode de connaissance en dehors de "la vie présente". Il s'agit de la question 89 de la Prima Pars de la Somme de théologie. Vous pourrez y trouver les réponses à la question posée par notre cher animateur sur la nature de notre connaissance après notre mort.

Cordialement

Sébastien

 Re: Évolutionnisme

Auteur: Guillaume (---.abo.wanadoo.fr) Date:   21/12/2002 13:47

Merci à tous pour vos réponses.
Je vais lire la, Ia,q.89.

Mais en attendant, j'ai trouvé une autre phrase qui je pense, à un rapport avec notre sujet : " Ce qui est naturel ne peut changer tant que la nature demeure." SCG, I,ch.7,a.4.

Il me semble que cette phrase, simpliste tout comme celle que j'ai précédemment citée ([b]"dans l'état de la vie présente[/b], notre connaissance intellectuelle commence par les sens."), semble nier l'évolution telle que nous l'entendons.

Je ne connais pas aussi bien que vous les détails de raisonnement de l'Aquinate, mais ces deux phrases me semblent assez limpides.

Quel est votre avis?

 Re: Évolutionnisme

Auteur: Sébastien (---.abo.wanadoo.fr) Date:   21/12/2002 14:28

Cher Guillaume,

C'est précisément tout le nœud du problème !!!! Outre le passage que vous avez cité et ceux que j'ai déjà mentionnés, il existe un autre lieu que corrobore la thèse que j'essaye de défendre ici:

« Aucune chose agissant selon sa propre nature n'aspire à une forme supérieure à la sienne ; tout agent tends vers ce qui lui est semblable » (SCG, III, 23)

« Nihil secundum propriam speciem agens intendit formam ALTIOREM SUA FORMA ; entendit enim omne agens sibi simile »

Cordialement

Sébastien

 Re: Évolutionnisme

Auteur: Sébastien (---.abo.wanadoo.fr) Date:   21/12/2002 14:40

Cher Guillaume,

Juste un petit détail sur la façon de citer les textes de saint Thomas

Somme de théologie
I, q. 89, a. 1 = Prima pars, question 89, article 1

I-II, q. 22, a. 3, ad 2 = Prima secundae (première partie de la seconde partie), question 22, article 3, réponse à la deuxième objection.

III. q. 15, a. 2, c. = le c. designe le corps de l'article.

Somme contre les Gentils

III, 23 : Livre III (en chiffres romains), chapitre 23. Il n'y a pas d'article, mais des paragraphes. Quant à la numérotation à l'intérieur des chapitres, elle différe d'une édition à l'autre. Je suppose que vous utilisez la traduction éditée par les éditions Garnier Flammarion qui opère une distribution des paragraphes un peu différente de la Léonine.

Cordialement

Sébastien
 

Re: Évolutionnisme

Auteur: Guillaume (---.abo.wanadoo.fr) Date:   21/12/2002 15:23

Merci,

Je vais tenir compte de vos remarques. C'est effectivement l'édition G/F de la SCG que j'utilise.

Cordialement

Guillaume.
 

Re: Évolutionnisme

Auteur: L'animateur du forum (---.abo.wanadoo.fr) Date:   21/12/2002 20:50

Cher Sébastien,

      A nouveau quelques textes, qui prennent le même problème sous un point de vue un peu différent, et beaucoup plus aristotélicien, mais non contradictoire avec Augustin.

In Physic., lib. 1 l. 15 n. 10 : «Pour la matière, désirer la forme n'est rien d'autre que d'être ordonnée à la forme comme la puissance à l'acte. Et comme elle reste en puissance à une autre forme, quelle que soit la forme sous laquelle elle est, l'appétit de forme demeure toujours en elle : non en raison de l'épuisement de la forme qu'elle possède, ni parce qu'elle désirerait rassembler les contraires, mais parce qu'elle reste en puissance aux autres formes alors même qu'elle en possède une en acte.»

Contra Gentes III, c22 : «La matière, en suivant son appétit naturel, se porte de préférence vers l'acte le plus éloigné et le plus parfait. Par conséquent, cet appétit naturel, en vertu duquel la matière recherche la forme, doit tendre, comme à la fin dernière de la génération, à l'acte le plus éloigné et la plus parfait auquel la matière peut atteindre ... La matière première est tout d'abord en puissance pour la forme élémentaire ; réduite à la forme élémentaire, elle est en puissance pour la forme mixte ... considérée comme forme mixte, elle est en puissance pour la forme de l'âme végétative ... de même, l'âme végétative est sensitive en puissance, et l'âme sensitive est intellectuelle de la même manière. »

Contra Gentes III, c23, (celui-là même que vous citiez, et qui demande à être prolongé et remis dans un contexte contemporain) : «Jamais l'être qui agit conformément à son espèce propre ne cherche à réaliser une forme supérieure à la sienne, car tout agent tend à produire un être qui lui ressemble. Cependant ... selon qu'il agit au moyen du mouvement qui lui est propre, le corps céleste tend à réaliser la forme supérieure qu'est l'âme humaine. Le corps céleste n'agit donc par conformément à son espèce propre, comme un agent principal, mais selon l'espèce d'un agent supérieur intellectuel, qui est agent principal et dont le corps céleste n'est que l'instrument.». Nous pouvons abandonner la conception que se faisait Thomas d'Aquin des corps céleste, sans pour autant rejeter l'explication de la causalité universelle instrumentale des forces en présence dans l'Univers.

      Ces textes montrent bien qu'au delà du désir spécifique de chaque spécimen, existe globalement dans la nature un désir générique vers la perfection formelle au cœur même de la matière. Il est possible que des causes universelles viennent actualiser progressivement ce désir, à titre d'instruments divins. Rien ne s'oppose à ce que leur action s'exerce aléatoirement au travers de circonstances conjoncturelles. Ni le déterminisme spécifique, ni le finalisme naturel ne sont mis à mal dans cette hypothèse (qui reste une hypothèse). Ce qui me permet de vous reposer la question : «du froment comme tel ne naît que du froment. Mais du froment et des corps célestes, que peut-il naître, s'il est séminalement en puissance dans la matière ?»

Cordialement.

 

Re: Évolutionnisme

Auteur: Sébastien (---.abo.wanadoo.fr) Date:   21/12/2002 21:03

Cher Guy,

Je vous remercie pour tous ces textes. Je retravaille moi-même la question que je trouve passionnante.

Comme le faisait remarquer un de mes amis dans un courriel récent, le noeud du problème se situe dans la dualité suivante
:
1) au point de vue du suppôt vivant qui devrait servir de matériau à l'évolution, le rapport qu'il entretient avec les échelons supérieurs du processus évolutif supposé ne peut être que de puissance obédientielle, car il n'y a aucun appétit naturel, dans l'inférieur, à devenir ontologiquement le supérieur.

2) au point de vue de la matière première, il y a, si l'on veut, une certaine puissance PASSIVE GENERIQUE à acquérir des formes substantielles toujours plus parfaites, étant bien entendu que "... prima perfectio hominis, quae est anima rationalis, excedit facultatem materiae corporalis" (De virtutibus in communi, a. 10, c.).

Je suis assez occupé en ce moment pour reprendre une démonstration plus complète. Par ailleurs, les informations que vous me donnez méritent réflexion et assimilation. Je suis heureux de voir que vous-même hésitiez sur votre position, signe que le débat n'est ni facile, ni tranché.

J'essaye encore de me procurer un article du Père Boyer qui enseignait la philo et le Deo Creatore à la Grégorienne.

Par ailleurs, pourriez-vous m'indiquer les sites anglais qui traitent des raisons séminales.

Cordialement
Sébastien
 

Re: Évolutionnisme

Auteur: L'animateur du forum (---.abo.wanadoo.fr) Date:   21/12/2002 23:33

Cher Sébastien,

      Au cours de mes navigations sur Internet à l'occasion de notre débat, j'ai rencontré plusieurs sites traitant du même sujet que le nôtre. Malheureusement je n'ai rien conservé, si ce n'est cette adresse sur le site "First Things", souvent intéressant.

      Je vous confirme que je suis loin d'avoir une conception définitivement arrêtée sur le sujet de l'évolution. Je ne sais même pas s'il appartient à la philosophie d'en avoir une ou seulement de confirmer ou d'infirmer les théories scientifiques contemporaines pour des raisons extérieures à ces disciplines. Toujours est-il qu'aucune d'entre-elles ne trouve grâce à mes yeux aujourd'hui, comme je l'ai exprimé dans mes précédentes interventions.

Cordialement.

Capacité de la matière et évolution

Auteur: Sébastien (---.abo.wanadoo.fr) Date:   11/01/2003 17:33

Cher Guy,

Je voudrais revenir sur le débat qui nous a occupés au sujet de l’évolutionnisme. Je vous écrivais, peu avant noël, que le nœud du problème se situait dans la dualité suivante :

1) au point de vue du suppôt vivant qui devrait servir de matériau à l'évolution, le rapport qu'il entretient avec les échelons supérieurs du processus évolutif supposé ne peut être que de puissance obédientielle, car il n'y a aucun appétit naturel, dans l'inférieur, à devenir ontologiquement le supérieur.

2) au point de vue de la matière première, il y a, si l'on veut, une certaine puissance PASSIVE GENERIQUE à acquérir des formes substantielles toujours plus parfaites.

Je ne reviendrai pas dans cette intervention sur le point n° 1, qui a fait l’objet de nombreux développements ici même. Je pense que c’est un point acquis en philosophie thomiste et les textes de saint Thomas sont suffisamment clairs sur le sujet.

Le point n° 2 par contre mérite réflexion, d’autant qu’il permettra de bien comprendre le passage de la Somme Contre les Gentils par vous cité : « La matière, en suivant son appétit naturel, se porte de préférence vers l'acte le plus éloigné et le plus parfait. Par conséquent, cet appétit naturel, en vertu duquel la matière recherche la forme, doit tendre, comme à la fin dernière de la génération, à l'acte le plus éloigné et la plus parfait auquel la matière peut atteindre » (ScG III, 22). C’est à dire, semble-t-il, vers l’âme humaine.

Quel est donc cet appétit de la matière ? Vers quoi se porte-t-il ? Jusqu’où s’étend-il ? Telles sont les questions auxquelles je voudrais brièvement répondre ici.

Il se trouve que Jean de Saint Thomas a consacré dans son Cursus Philosophicus thomisticus un long article à la question. [ Jean de saint Thomas, Cursus Philosophicus thomisticus, I P. Q. III, ART. IV, Marietti, 2eme édition, tome II, p. 78-80]

L’éminent dominicain montre remarque tout d’abord qu’il y deux appétits : l’un élicite qui provient de la connaissance et l’autre inné qui enraciné dans la nature même de la chose. Pour le cas de la matière, il est évident qu’il s’agit d’un appétit inné. Le problème, c’est que l’on voit mal comment la matière prime, qui est une pure capacité à recevoir la forme, peut TENDRE à celle-ci.

Saint Thomas montre comment :

« L’appétit à la forme n’est rien d’autre pour la matière que son ordination à la forme. Quelque soit la forme sous laquelle elle se trouve, elle reste en puissance à une autre forme. Il y a toujours en elle un appétit pour la forme, non à cause du dédain pour la forme qu’elle possède, ni parce qu’elle cherche à faire coexister les contraires, mais parce qu’elle demeure en puissance vis-à-vis des autres formes, bien qu’elle en possède une en acte » (I Phys. Lect. 15, n° 10)

Jean de Saint Thomas commente ainsi ce passage :

« La raison de ceci est qu’un appétit naturel n’est pas nécessairement un acte ou un élan actif vers quelque chose, mais seulement une disposition (habitudo) et un ordre vers ce qui lui convient. Or la forme convient tout particulièrement à la matière qui est perfectionnée et actuée par elle. Par conséquent, la disposition et l’ordre à la forme est surtout une inclination connaturelle de la matière »

Mais qu’en est-il de la forme la plus parfaite, à savoir de l’âme humaine ? Quel est son rapport à la matière ? Peut-on dire que cette dernière est en quelque sorte « finalisée » par l’âme humaine, de sorte qu’un certain évolutionnisme soit non seulement compatible, mais même impliqué dans cette thèse. C’est là qu’il convient de faire attention et de mettre en parallèle le texte de la Somme Contre les Gentils cité plus haut avec un autre texte de saint Thomas :

« Il faut considérer qu’il a y deux biens en l’homme. Le premier est proportionné à sa nature, le second excède la capacité de la nature. (…) Ainsi nous voyons que les perfections et les formes qui sont causées par l’action d’un agent naturel n’excèdent pas la faculté naturelle de celui qui la reçoit, en effet une vertu active naturelle est proportionnée à une puissance passive naturelle. En revanche, les perfections et les formes qui proviennent d’un agent surnaturel à la vertu infinie, à savoir Dieu, excèdent la faculté naturelle de celui qui la reçoit. Ainsi l’âme spirituelle, qui est directement causée par Dieu, excède la capacité de sa matière. Il en est ainsi parce que la matière corporelle ne peut pas totalement l’embrasser et l’inclure et qu’il subsiste en elle une vertu et une opération dans laquelle la matière corporelle n’a aucune part, ce qui ne se produit pas pour les autres formes qui sont causées par des agents naturels. De même donc que l’homme acquiert sa première perfection, à savoir l’âme, sous l’action de Dieu, de même il tient son ultime perfection, qui est sa félicité parfaite, immédiatement de Dieu dans lequel il trouve son repos » (De virtutibus in communi, a. 10, c.)

Cordialement

Sébastien

 Re: Capacité de la matière et évolution

Auteur: L'animateur du forum (---.abo.wanadoo.fr) Date:   11/01/2003 22:22

Cher Sébastien,

      1° Je suis pleinement d'accord avec le fond de votre synthèse. Cependant, concernant votre premier point, je m'exprimerais autrement. Le suppôt est l'union substantielle d'une forme et d'une matière. Sa puissance est donc double selon ses deux principes. Par sa forme, il est en puissance à toutes les évolutions (au sens commun : croissance, épanouissement, vieillissement) en germe dans sa nature, ainsi qu'à tous les actes et opérations dont il est capable. Par sa matière, il est en puissance "passive générique" selon votre heureuse expression, à une autre forme. Si donc le suppôt n'est pas en puissance à autre essence, c'est par sa forme, cependant il reste en puissance à une forme plus élevée par sa matière.

      2° OK pour la puissance obédientielle, mais rien n'empêche qu'elle s'exprime par le hasard de causes secondes naturelles contingentes. Le "hasard" des rencontres providentielles.

      3° J'ai quelques difficultés à entrer dans la perspective de Jean de st Thomas, (du moins dans ce que vous en citez, car je ne connais pas cet auteur, hormis de réputation, bien entendu). Je ne vois pas qu'on puisse parler de disposition ou d'ordre pour ce qui regarde la matière première, car ces deux déterminations proviennent de la forme. La "puissance" de la matière est d'un autre ordre que les puissances, même passives, d'un être. Ces dernières sont conséquentes d'un acte premier, la forme, et demandent à être portées à l'acte second par un agent. Tandis qu'être puissance pour la matière ne vient aucunement d'un acte premier. C'est son essence même. Et la "puissance" de la matière à recevoir une autre forme ne vient pas de la forme sous laquelle elle est, mais bien à l'inverse de l'"impuissance" de la forme à assouvir pleinement la matière. La puissance de la matière est de l'ordre de la privation, qui est absence de disposition et d'ordre. C'est ce qui rend très difficile et obscure la compréhension de l' "appétit" de la matière, qu'aucun fantasme ne rejoint directement. On ne peut en parler que par analogie. J'avoue avoir encore beaucoup à méditer sur ce sujet pour en avoir une perception autre que logique.

      4° Je vous suis tout à fait pour dire qu'en aucun cas l'âme humaine, et donc la personne humaine, ne peut être le fruit de l'évolution du moins (l'animal non rationnel) vers le plus (animal rationnel). Cela est totalement impossible, car justement et uniquement dans ce cas, il ne s'agit pas de moins et de plus, mais d'une rupture radicale, changement d'ordre : l'intrusion de l'esprit dans la matière, "spiritus inditus rebus". Nous ne parlons plus de gradation minéral -> végétal, végétal -> animal, animal-> homme, mais de la nature humaine face à tout le reste de l'Univers.

      5° Bien que la forme humaine excède la capacité de la matière, puisqu'elle peut poser des opérations inorganiques, on peut tout de même continuer de se demander si même sous la forme humaine, la matière ne reste pas encore en puissance à d'autres formes. Si son appétit était pleinement comblé, il est vraisemblable que l'homme ne connaîtrait pas la corruption. Sans doute aussi n'aurions nous affaire qu'à une population de clones dont l'individualité s'identifie à l'espèce. La notion d'individualité serait-elle seulement envisageable pour l'homme dans ce cas ?

      6° En outre, si l'introduction de l'âme humaine est effectivement extérieure au processus naturel ("par la porte", dit Aristote), il reste que celui-ci a commencé avant, et l'ontogenèse peut devenir similitude de la phylogenèse. Ce qui se passe au niveau de l'embryon et du fœtus a pu se développer au niveau de l'histoire du vivant. On peut penser que seule l'ultime disposition de la matière, celle du singe à l'homme, est extra-naturelle. Ceci permettrait de dire que l'homme vient du singe au sens où celui-ci serait le matériau de celui-là, mais travaillé par une puissance extra-naturelle. Avez-vous remarqué que dans un des récits de la création de l'homme dans la Genèse, celui-ci n'apparaît pas "ex nihilo", mais bien à partir d'une boue (pourquoi pas simiesque ?), que Dieu modèle et sur laquelle Il souffle, pour insuffler l'âme. Si l'on admet aussi que toute l'évolution conduisant à ce singe est l'œuvre de Dieu au travers du hasard de rencontres providentielles, alors nous avons une vision de la nature qui, sans rien négliger des exigences de la foi ni de la raison, est assez proche d'un certain évolutionnisme.

      7° Je ne veux pas faire du concordisme à tout prix et soumettre philosophie et théologie à la science contemporaine, bien au contraire. J'ai même souligné qu'à mon avis cette science ne souscrirait aucunement à ce que je viens de dire. Pour elle, l'homme est entièrement émergent de l'animal. Mon seul but est de montrer qu'une conception rationnelle de l'évolution ne contredit aucunement philosophie et théologie. Mais cela ne suffit pas pour dire que cette conception évolutionniste soit vraie.

Cordialement.

 Re: Capacité de la matière et évolution

Auteur: Sébastien (---.abo.wanadoo.fr) Date:   12/01/2003 18:08

Cher Guy,

Voici quelques remarques sur votre intervention et une tentative de synthèse sur le sujet élaborée en collaboration avec l’un de mes amis.

1 ° « OK pour la puissance obédientielle, mais rien n'empêche qu'elle s'exprime par le hasard de causes secondes naturelles contingentes. Le "hasard" des rencontres providentielles »

J’avoue que j’ai du mal à vous suivre sur ce point. La puissance obédientielle, par opposition à la puissance naturelle, une aptitude à recevoir une détermination supérieure à la nature par l’effet de Dieu : « en toute créature, il y a une double puissance passive : l’une a rapport à l’agent naturel, l’autre se réfère au premier agent, lequel peut amener toute créature à un acte plus élevé que ne peut le faire l’agent naturel. On a coutume de donner à cette dernière puissance de la créature le nom de puissance obédientielle » (III, q. 11, a. 1, c.)

Trois exemples peuvent mieux faire comprendre aux lecteurs du débat, peu familiarisés avec ces notions.

a) Pierre ne connaît pas le latin. Son intelligence est en puissance d’apprendre le latin, s’il décide de l’apprendre. Dans ce cas, nous avons affaire à une puissance naturelle, car le passage de la puissance à l’acte aura lieu sous l’effet d’un agent naturel.

b) Dieu peut décider de faire apparaître un singe « ex nihilo ». Dans ce cas, le singe n’est tiré d’aucune puissance. On parle alors de création.

c) Dieu peut également décider de faire apparaître le même singe à partir d’un bloc de pierre. La matière prime de ce bloc de pierre est, d’une certaine manière, en puissance d’être transformée en singe. En soi, en effet, cette possibilité ne renferme aucune contradiction. Cependant aucun agent naturel ne peut réaliser une telle transformation, seul Dieu peut le faire. Dans ce cas, on parle de puissance obédientielle. On pourrait donner d’autres exemples, comme le fait pour le pain d’être transsubstantié en corps du Christ.

Qu’en est-il au sujet de l’évolution ?

A cause de l’hétérogénéité foncière entre le vivant et le non-vivant, ainsi qu’entre le singe et l’homme, et d’une manière générale entre les espèces philosophiques, je pense qu’il est tout à fait légitime de parler de puissance obédientielle dans ces cas.

Pour le rapport la matière prime vis-à-vis de l’âme humaine, la question est un peu plus compliquée. C’est ici que le texte de saint Thomas cité lors de ma dernière intervention est très précieux : « De même donc que l’homme acquiert sa première perfection, à savoir l’âme, sous l’action de Dieu, de même il tient son ultime perfection, qui est sa félicité parfaite, immédiatement de Dieu dans lequel il trouve son repos. » (De virtutibus in communi, a. 10, c.)Dans ce texte saint Thomas pose une analogie de proportionnalité entre l’ordination de la matière prime à recevoir l’âme humaine d’une part ; et l’ordination de l’âme humaine à recevoir la vision béatifique, d’autre part. Il est évident qu’il ne s’agit pas ici de puissance naturelle, parce qu’il n’y a pas d’agent connaturel à la matière pour lui infuser l’âme humaine. Est-on pour autant dans le cas d’une puissance obédientielle ? Si l’on suit Cajétan, la question est entendue. Cependant, je ne pense pas qu’il soit dans cette question le meilleur des guides possibles. Sans reprendre et vouloir trancher ici une querelle qui a fait couler tant d’encre au XXeme siècle, il faut vient remarquer que saint Thomas parle à plusieurs reprises de désir NATUREL de voir Dieu (SCG III : 48 à 51). Je pense donc qu’il faut admettre un « tertium quid » entre la puissance naturelle et la puissance obédientielle pour désigner une ouverture naturelle de la puissance à recevoir un acte plus élevé, ordonné à la perfection de son sujet, qui ne peut pas être actuée par un agent naturel, mais uniquement sous l’effet d’une initiative gratuite de l’agent incréé : « La vision ou science bienheureuse est d'une certaine manière au-dessus de la nature de l'âme rationnelle, car celle-ci ne peut y parvenir par sa propre vertu. En un autre sens pourtant elle est conforme à sa nature, car, par nature, l'âme est capable de Dieu, étant créée à son image, comme on vient de le dire. Mais la science incréée dépasse de toutes manières la nature de l'âme humaine » (III, q. 9, a. 2, ad 3)

2 ° « Je ne vois pas qu'on puisse parler de disposition ou d'ordre pour ce qui regarde la matière première »

Certes le thomiste n’est pas scotiste ou suarézien dans le sens où il n’admet pas que la matière prime puisse exister, de potentia absoluta, sans la forme. Pour autant, la matière prime n’est pas un pur néant de réalité ; sa capacité à recevoir la forme n’est pas un être logique, mais bien quelque chose de réel. Il y a bien une ordination transcendantale de la matière à la forme et ce que l’on veut signifier par la notion « d’appétit de la matière à la forme », c’est-à-dire, une ordination passive à la forme substantielle, pour laquelle la matière est faite.

3° « Bien que la forme humaine excède la capacité de la matière, puisqu'elle peut poser des opérations inorganiques, on peut tout de même continuer de se demander si même sous la forme humaine, la matière ne reste pas encore en puissance à d'autres formes. »

Je vous suis tout à fait sur ce point. Voilà d’ailleurs ce que dit Jean de saint Thomas sur la question « La fin et la perfection de la matière ne s’arrête pas dans la perfection d’une forme déterminée, mais dans l’adéquation et la collection de toutes les formes. Ainsi, même quand elle possède la forme la plus parfaite, il est meilleur pour la matière de passer vers une autre forme, même moins noble, afin d’accomplir son adéquation qu’elle n’accomplirait pas en demeurant sous la forme la plus parfaite. Ainsi, même quand la vue voit la couleur la plus parfaite, elle est encore en puissance à voir les autres couleurs, parce qu’elle est changée et perfectionnée par toutes de la même façon. » [ Jean de saint Thomas, Cursus Philosophicus thomisticus, I P. Q. III, ART. IV, Marietti,Rome, 1950, 2eme édition, tome II, p. 79 et 80].
Entre parenthèses, cette puissance que la matière garde vis-à-vis des autres formes explique d’ailleurs pourquoi d’une certaine façon la mort est naturelle à l’homme « Ainsi donc, à considérer la nécessité de la matière, mort et corruption sont naturelles à l’homme » (De malo, q. V, a. 5, voir aussi II-II, q. 164, a. 1, ad 1)et que l’immortalité du premier homme est considérée comme un don préternaturel.

4 ° « L'homme vient du singe au sens où celui-ci serait le matériau de celui-là, mais travaillé par une puissance extra-naturelle. Avez-vous remarqué que dans un des récits de la création de l'homme dans la Genèse, celui-ci n'apparaît pas "ex nihilo", mais bien à partir d'une boue (pourquoi pas simiesque ?), que Dieu modèle et sur laquelle Il souffle, pour insuffler l'âme. Si l'on admet aussi que toute l'évolution conduisant à ce singe est l'œuvre de Dieu au travers du hasard de rencontres providentielles, alors nous avons une vision de la nature qui, sans rien négliger des exigences de la foi ni de la raison, est assez proche d'un certain évolutionnisme. »

Effectivement, cela n’a rien de contraire à la foi , mais cela n’est pas déductible a priori (je reviendrai sur ce point plus bas). Seule la science en effet peut nous obliger à tenir cette hypothèse. Or jusqu’à nouvel ordre, les preuves de l’évolutionnisme ne sont pas très convaincantes.
J’avoue pour ma part que je suis assez sceptique sur cette question. Jean Rostand, qui était pourtant convaincu du transformisme, ne cachait pas son caractère invraisemblable « Le monde postulé par le transformisme est un monde féerique, fantasmagorique, surréaliste. Cela nous sommes tentés de l’oublier un peu à force de raconter l’histoire de la vie comme si nous y avions assisté (…) Je crois fermement – parce que je ne vois pas le moyen de faire autrement- que les mammifères sont venus des lézards, et les lézards des poissons, mais quand j’affirme, quand je pense pareille chose, j’essaie de ne point méconnaître quelle en est l’indigeste énormité, et je préfère laisser dans le vague l’origine de ces scandaleuses métamorphoses que d’ajouter à leur invraisemblance celle d’une interprétation dérisoire. » (Figaro littéraire n° 574 du 20/04/1957)

5° Dans votre hypothèse qui, vous l’avouez, ne serait pas reçue par les biologistes actuels, vous êtes obligé de faire appel au « "hasard" des rencontres providentielles ». Tout cela est possible, je l’admets. Mais dans ce cas, il ne reste plus rien de l’évolutionnisme au sens moderne du mot, car son mécanisme essentiel est détruit dans son principe qui veut l’évolution soit un contengentisme pur ou le fruit d’une nécessité, ou les deux, selon le titre de l’ouvrage de François Jacob. Encore une fois « tout agent agit pour un fin », les agents agissent selon leur mode propre. Les souris n’engendrent que des souris et les cerisiers ne produisent que des cerises. Telle est la finalité de la nature exigée par l’essence même des être. Si en effet, « un agent n'était pas déterminé à quelque effet, il ne réaliserait pas plus ceci que cela ; pour qu'il produise un effet déterminé, il est donc nécessaire qu'il soit lui-même déterminé à quelque chose de fixe qui a raison de fin » (I-II, q. 1, a. 2). Le hasard, que vous avez si bien analysé dans un de vos articles, est, je ne vous l’apprends pas, un événement fortuit, qui présuppose la finalité des êtres. En d’autres termes, le hasard n’a pas d’explication en dehors des séries causales qui viennent à interférer et comme l’interférence des séries causales est indéterminée, nulle nécessité n’explique le hasard.

6 ° Je synthétise ma pensée éparpillée dans mes nombreuses interventions :

Si l’évolutionnisme est le passage du moins parfait au plus parfait, l’actuation des potentialités d’un sujet, il dépend :

a) de la puissance naturelle, par développement homogène (développement de l’embryon );

b) de la puissance obédientielle, par développement hétérogène (deux êtres se rencontrent par hasard et donnent naissance à un troisième êtres doué de propriétés irréductibles aux deux organismes de départ, des substances inférieures deviennent des substances supérieures, ce qui est contraire à leur appétit naturel, qui est de se conserver dans leur être : «Chez les êtres inanimés la contingence de la causalité naît de leur imperfection et de leur déficience. Par leur nature ils sont déterminés à un unique effet ; ils le produisent toujours à moins que ne surgisse un empêchement dont la cause est à chercher soit dans la faiblesse de leur virtualité, soit dans une intervention étrangère, soit dans une absence de préparation de la matière ; pour cette raison les causes actives naturelles sont unilatérales ; elles sont ordinairement constantes dans la production de leur effet ; elles échouent rarement. » (SCG III, 73 )

c) de la puissance ni naturelle ni obédientielle de la matière, par actuation successive du moins parfait au plus parfait (la matière acquiert son ultime qui est l’âme humaine par infusion de celle-ci effectuée par Dieu ) (SCG III, 22)

L’actuation de [a] est effectuée par les causes secondes, sans intervention spéciale de Dieu. Pour [b], je vous concède qu’un tel processus est possible et que Dieu peut orienter téléologiquement le hasard vers le plus parfait. Dans ce cas, on aurait recours à votre hypothèse des raisons séminales et il y aurait une analogie entre ce processus et celui de la liberté : le hasard, sans cesser d’être contingent, produirait infailliblement ce que Dieu a voulu. Pour [c] la cause première actue la capacité de la matière à travers la succession ascendante des formes substantielles (comme il advient pour l'embryon, selon saint Thomas), en orientant le hasard, qui reste hasard au point de vue des substances créées, vers la plus grande perfection de la matière.

Cependant, il demeure un problème, qui est de déterminer le statut de la thèse [b].
Schématiquement, on peut affirmer les thèses suivantes :

1) Nous ne pouvons pas démontrer qu’une telle actuation est impossible. Je vous le concède.

2) Nous ne pouvons pas démontrer qu’elle est nécessaire. Là, je pense que vous me concéderez ce point.

3) Nous pourrions (au conditionnel) démontrer qu’elle a eu lieu. Ici ce n’est pas aux philosophes de le faire, mais aux partisans de l’évolutionnisme. Pour ma part, comme je vous l’ai déjà écrit, les explications fournies par les partisans du transformisme et les preuves ne me convainquent pas.

4) Nous pouvons essayer de démontrer sa convenance ou son inconvenance. Or

a) Il n'y a pas de puissance naturelle dans le singe à devenir homme

b) Il y a dans la matière du singe un certain appétit naturel inné, mais « remotus », à être informé par une âme humaine

c)La forme du singe est un peu plus proche de la forme de l'homme que celle de la fourmi, mais il n'y a pas moins un abîme entre elles : on peut même dire que la distance qui sépare l'homme du singe est plus grande que celle qui sépare le singe de la fourmi : l’homme est capax Dei, ce qui n’est pas le cas du singe, ni de la fourmi.

d)Le singe est-il disposé à recevoir, en raison de sa proximité avec l’homme et étant donné qu’il est animé avec une forme relativement parfaite, à recevoir un âme humaine ? A vrai dire, je n’en sais rien. C’est probablement ici que nous nous séparons, parce que pour ma part, je trouve cette idée un peu répugnante…

Cordialement

Sébastien

 Re: Capacité de la matière et évolution

Auteur: L'animateur du forum (---.abo.wanadoo.fr) Date:   12/01/2003 19:16

Cher Sébastien,

      J'ai le sentiment que nous avançons à grand pas. Je constate que vous êtes globalement d'accord pour dire que ma thèse ne fait pas l'objet de contradictions évidentes, ni philosophiques, ni de foi. Quant à moi, je vous concède sans hésiter que la touche finale ne peut venir que de la science positive, qu'aujourd'hui les preuves manquent amplement et que cette science s'engage dans une voie théorique que l'on ne peut absolument pas suivre (je ne parle pas de l'observation expérimentale, qui reste passionnante). Nous avons pour nous - philosophes - le fait que cette orientation conduit inévitablement à l'eugénisme et à "l'idéologie brune" que l'on croyait extirpée de l'Occident. C'est de pleine actualité. La résurgence des sectes qui se veulent scientifiques est le nazisme du IIIème millénaire.

      Je conviens donc avec vous qu'il ne nous reste plus que des arguments de convenance. Je vous avais expliqué les miens : une vision évolutionniste paraît plus dans "l'esprit" du finalisme naturel que la position fixiste. Vous me donnez les vôtres : la répugnance à avoir un singe pour origine matérielle. Je vous comprends et malgré les apparences d'argument secondaire, il est assez fort. Les anglais (ainsi que les anglaises) ont un humour parfois ravageur. Il paraît qu'une Lady, apprenant de la bouche de Darwin qu'elle aurait, elle aussi, un singe pour ancêtre, aurait répondu : "Mon Dieu, pourvu que nos relations ne le sachent jamais !" et qu'un Lord, à qui un disciple du même maître aurait annoncé que l'homme descend du singe, lui aurait demandé : "et vous même, vous en descendez par votre père ou par votre mère ?" :-)

Il est légitime de trouver répugnant que la perfection représentée par l'homme, du moins dans le projet de Dieu, soit issue d'une réalité qui lui est presque infiniment inférieure. On pourrait ergoter : l'homme est-il animal ? Venir du singe, est-ce pire que de venir de la boue ? etc. Je ne le ferai pas, car ni vous ni moi n'aurions de réponse emportant définitivement la conviction.

      Juste un petit retour sur la puissance obédientielle. Vous rappelez saint Thomas : «en toute créature, il y a une double puissance passive : l’une a rapport à l’agent naturel, l’autre se réfère au premier agent, lequel peut amener toute créature à un acte plus élevé que ne peut le faire l’agent naturel. On a coutume de donner à cette dernière puissance de la créature le nom de puissance obédientielle». J'en demeure tout à fait d'accord. Je veux simplement dire que cette puissance obédientielle reste libre d'utiliser à titre de causes secondes les événements fortuits de la nature. Dans les textes de notre premier débat, Thomas faisait lui aussi allusion du relais de la puissance divine sur les raisons séminales par l'influence du ciel. L'action divine directe n'est pas nécessairement "nue". Cela ne "tue" pas l'évolutionnisme scientifique, mais le remet à sa place : il raisonne ainsi, parce qu'il lui manque un maillon de la chaîne. Ce que pressentait Jean Rostand. Qu'il vienne à poser ce maillon, et le voilà engagé sur ma piste.

Cordialement.

 Re: Capacité de la matière et évolution

Auteur: Sébastien (---.abo.wanadoo.fr) Date:   14/01/2003 18:19

Cher Guy,

Vous avez raison pour la petite remarque sur la puissance obédientielle : le bloc de marque est ainsi en puissance obédientielle à devenir la statue d'Apollon sous l'effet de Myron ou de Praxitèle. Je le savais déjà, mais j'aurais dû le mentionner dans les différents exemples que j'ai donnés. Le bon vieux Garrigou-Lagrange, dont je ne partage pas toutes vues sur le désir naturel de voir Dieu, l'explique très bien dans le long article qu'il consacre à la question dans son De Revelatione [tome II, p. 376 et sq.]

Sinon, je voulais vous remercier pour ce débat courtois qui s'est tenu entre nous et qui, chose rare, a abouti entre les deux à un accord sur les principes essentiels. D'habitude, les gens s'écoutent parler et ne tiennent aucun compte des arguments proposés par le contradicteur, ce qui n'a pas été le cas en ce qui nous concerne. Je crois que chacun aura appris quelque chose.

Cordialement

Sébastien

 Re: Capacité de la matière et évolution

Auteur: L'animateur du forum (---.abo.wanadoo.fr) Date:   14/01/2003 20:19

Cher Sébastien,
A vous le dernier mot sur ce débat !